Vincent Grosjean – mars 2016 – révisé mai 2017 – octobre 2018
Arthur Koestler est surtout connu comme romancier, mais il a aussi écrit des essais, dont le cheval dans la locomotive », traduction d’un livre dont le titre anglais était un peu différent « the ghost in the machine ».
Ce livre d’Arthur Koestler nous arrive tout récemment : il a été retraduit en français en 2013 alors qu’il a été publié en anglais en 1967. J’ai voulu le lire parce qu’un des concepts présentés dans le livre, le concept de HOLON est actuellement remis en exergue par un nouveau système d’organisation, l’holacratie dont la dénomination même et la philosophie sont basées sur ce concept de holon. En lisant le livre, j’ai trouvé bien plus que cela. L’objectif du livre est de traiter de la violence humaine. Koestler cherche à expliquer les racines de cette violence, une des spécificités de l’espèce humaine, partant du constat que « Nous sommes la seule espèce capable d’autant d’auto-destruction… Après le cri d’Archimède, un livre consacré à la créativité humaine – une autre spécificité de l’espèce – , Koestler va chercher dans le cheval dans la locomotive à expliquer ce problème de la violence de notre fonctionnement collectif, problème qui empoisonne l’existence de l’espèce depuis des siècles. Arthur Koestler cherche à l’expliquer puis cherche une solution.
Pour résumer, Koestler commence par une critique virulente de deux théories scientifiques extrêmement prégnantes à l’époque. Il s’agit d’une part de la théorie de la sélection naturelle (le darwinisme) et d’autre part du behaviorisme avec Skinner et Pavlov. Pour les analyser, Koestler prend une perspective systémique qui était en plein développement à cette époque et dont il connaissait des penseurs influents, qui demeurent connus même aujourd’hui. De son point de vue, le darwinisme et le behaviorisme conçoivent les choses de la même façon, et cette façon est erronée. Commençons par la théorie de l’évolution. Celle-ci dit que les êtres vivants et les organes des êtres vivants que nous connaissons sont le fruit d’une sélection par l’environnement, sélection qui s’opère sur l’ensemble des mutations dont on considère qu’elles surviennent par hasard. Les évolutions les plus aptes sont renforcées par ce processus de sélection qui les rend de plus en plus fréquentes dans une population, ce qui fait, qu’à la fin, elles s’imposent. A l’inverse, les mutations qui ne s’avèrent pas favorables vont progressivement disparaître du fait de la sélection naturelle. Ce processus, selon le darwinisme aurait permis l’apparition d’organes aussi complexes que l’œil, l’oreille, le système cardio-vasculaire… Pour Koestler, la théorie behaviorisme proposée par des figures de proue comme Pavlov et surtout Skinner est une transposition dans le domaine de comportement de cette théorie de l’évolution. Elle postule que les comportements qui procurent un avantage, c’est-à-dire qui sont renforcés positivement par l’environnement (le fait de recevoir une récompense pour un rat qui appuie sur un levier mais aussi l’apprentissage de la lecture chez un enfant), répondraient à cette même logique de renforcement1. Koestler ne croit ni à l’une ni à l’autre de ces deux théories. Pour lui, ce n’est tout simplement pas suffisant pour expliquer l’émergence de comportements complexes (comme la lecture, la parole, l’adoption de normes culturelles) du côté de l’apprentissage ni pour expliquer l’émergence d’organes ou de fonction complexes comme l’œil, la capacité de voler du côté de la biologie.
Il substitue à ces explications de portée universaliste une conception globale de l’univers entier basée sur le concept de holon. Qu’est-ce qu’un holon ? Le terme holon est composé de la racine holos (le tout) et de la terminaison « on » comme électron, ion, proton… qui renvoie à la partie. Un holon, c’est à la fois un tout et la partie d’un tout. On peut prendre un exemple dans l’échelle de la vie : un atome c’est à la fois un tout et une partie d’un tout qui le transcende en les fédérant en une unité plus grande(la molécule) ; une molécule est à la fois un tout et une partie d’un tout qui la transcende, les organites (dans le champ di vivant), et on peut continuer, des organites aux cellules vivantes qui forment des « tout » avec des fonctions et besoins propres (respirer, se nourrir, évacuer les déchets) et des parties de tout plus grands, dès lors qu’elles s’associent pour former un organisme pluricellulaire ou un organe par exemple, lui-même partie d’un organisme complexe. Tout cela fonctionne donc avec des niveaux de complexités emboîtés tout au long de l’échelle du vivant. Koestler note que l’émergence efficace et saine d’un niveau supérieur exige que la nouvelle entité super-englobante respecte les propriétés, les besoins, des holons du niveau inférieur qui gardent une marge de manœuvre dans la façon dont ils remplissent les fonctions nécessaires à l’entité englobante. Un pluricellulaire ne peut exister que si les besoins des cellules qui le composent sont parfaitement pris en compte. .. Sinon, les cellules meurent ou ne se mettent pas au service du fonctionnement du collectif de cellules que constitue le pluricellulaire. Nécrose d’un organe qui ne reçoit pas d’oxygène ou cancer des cellules qui se développent sans volonté de contribuer aux besoins de l’organisme (par exemple).
Chaque holon possède donc deux tendances, une tendance à l’expression de soi, et une tendance à l’intégration dans le niveau supérieur. Dans un autre livre, « systemantics comment les systèmes fonctionnent réellement et comment ils se cassent la figure » (c’est moi qui traduit) sorti en 1978 et réédité en 2003 sous le titre « the systems bible » l’auteur donne des principes similaires en parlant des systèmes. Ainsi, il dit que « tout est système », que « tout système est partie d’un système plus grand », que « tous les systèmes sont complexes ». Et surtout, c’est là que je voulais en venir : « Tous les systèmes tendent à occuper l’ensemble de l’univers connu ». Ce qu’on peut comprendre par la loi qui veut que n’importe quel système, s’il n’était pas contraint par des systèmes voisins, occuperait toute la place. Pour Koestler, il en est de même des égos dans nos sociétés : si quelqu’un devient chef, si on le laisse s’assimiler à un tout super-englobant, il faut s’attendre à ce que son égo enfle…Et la seule force de contrainte à sur-expression de soi est assuré par ses pairs, les égos qui sont de son niveau ou qui devraient l’être.
En fait, les systèmes, ou plutôt les holons pour reprendre le mot de Koestler cherchent à exprimer deux tendances, une tendance à se réaliser pour eux-mêmes, une tendance à s’incorporer à et se réaliser dans un système plus grand, ce qui va leur permettre de faire, en se mettant au service de cette entité plus grande, collectives, des choses impossibles à leur niveau individuel.
L’étage “homme”, dans la hiérarchie des holons, a donc ces deux tendances : d’un côté une tendance à l’expansion du moi (avoir la grosse tête, le gros cou, les chevilles qui enflent) et de l’autre une tendance à se mettre au service de projets collectifs qui pourraient permettre à chacun d’entre nous de nous dépasser, de nous transcender, de réaliser des projets qui sont hors d’atteinte de quelqu’individu seul.
Pour Koestler, c’est là que cela que les choses ont mal fonctionné dans le cas de l’humain. En pensant à la violence des sociétés qui existaient à son époque, après les grandes guerres et avec les systèmes totalitaires qui ont suivi, il constate que les humains se fondent dans des collectifs éventuellement brutaux, générateur de violence. Il fait le constat que ce n’est pas par égoïsme, ce n’est pas pour satisfaire davantage nos besoins personnels, mais par adoption aveugle de ce qui est proposé par “l’étage supérieur”. Qui plus est, Koestler note que cet étage supérieur ne correspond pas vraiment au collectif comme dans les holons “normaux”, mais plutôt qu’il est, dans le fonctionnement actuel, incarné soit par des individus qui se mettent en position de supériorité, soit (dans une variante) par des idéologies perverties, souvent incarnées par quelques-uns qui s’en font les interprètes ou les porte-paroles qui se sont arrogé le monopole de leur interprétation (ayatola, général putschiste, directeur ou gourou, …). Koestler parle de cela en pensant à des dictateurs, mais ce peut être des chefs dans les entreprises modernes, ou à des idéaux, comme le communisme, le stalinisme, le nazisme, à l’époque qu’il a traversée. Comment est-ce possible ? Pourquoi cette forme de transcendance que Koestler considère comme perverse, déviante par rapport à la loi générale d’évolution des holons depuis l’atome jusqu’aux systèmes sociaux, apparaît-elle ?
Pour faire simple, Koestler considère que, très tôt dans l’évolution, le passage de l’étage « individu isolé» à l’étage du fonctionnement collectif s’est mal passé, il y a eu une erreur de transcendance. Celle-ci rend possible l’émergence des égos surdimensionnés2 que sont devenus3 nos leaders, dans l’entreprise (aujourd’hui) ou la société (c’est à cela que Koestler pensait surtout à l’époque). En face d’eux, il y a des individus qui souffrent et nient leur besoins pour se mettre au service de l’entité plus large qui est fait une entité pervertie, puisqu’elle ne tient pas compte des besoins fondamentaux de l’individu. Elle ne tient pas compte d’une loi générale de fonctionnement des holons : très concrètement le passage au niveau collectif ne tient pas compte des besoins des individus qui la composent et qui n’endossent pas le rôle de chef. Par exemple, les besoins de sécurité dans les entreprises ne sont pas satisfaits : les individus se soumettent par exemple parce qu’ils ont peur de perdre leur emploi, et ils ont le sentiment qu’ils ne sont pas respectés, ce qui est également un besoin. On a construit l’étage supérieur en créant des manques chez certains et des excès pour d’autres… et non en répondant aux besoins de tous. Il faut donc déconstruire l’étage transcendant et le reconstruire en respectant les lois générales de fonctionnement qui sont valables pour tous les holons. [je simplifie un peu, Koestler pense que c’est aussi lié à une erreur dans le fonctionnement cérébral entre le fonctionnement émotionnel et la sphère rationnelle]. Le titre anglais du livre « the Ghost in the Machine », renvoie de plus à l’idée que cette erreur de transcendance se reflète dans la pauvreté de l’intégration entre notre cerveau reptilien (la sphère de l’émotionnel, de l’intuition, des réflexes de survie) et le néocortex (pensée rationnelle, langage, …).
Il s’agit donc pour Koestler de corriger cette erreur de transcendance. La solution qu’il envisage n’est pas très intéressante, mais quelque part le flambeau est repris avec la remise à l’ordre du jour de son concept. C’est aujourd’hui le projet de l’holacratie qui a repris ce mot « holon », le projet de corriger cette erreur de transcendance pour une vraie efficacité du Nous. L’holacratie pense une organisation où on n’autorise pas l’inflation de l’égo de certains, et où on écoute les besoins fondamentaux des membres, de tous les membres. On ne s’appuie pas sur des techniques visant à brimer le plus grand nombre et à survaloriser un tout petit nombre, financièrement ou par le pouvoir qu’on leur donne. Sociocratie et holacratie sont proches, la gouvernance Colibris, les principes de l’Université du Nous s’appuient sur ces concepts qui datent de 1967 et qui ont été développés par quelqu’un dont le projet était de mettre fin aux violences humaines. A nous de nous en servir.
1 Un article récent de médiapart défend l’idée que le libéralisme est une troisième formulation de ce même paradigme. La main invisible du marché, la lutte pour la survie, le renforcement comportemental seraient les trois dieux de l’adaptation à la réalité dans ces trois univers de l’économie, du biologique et du comportement.
2 Surdimensionné par absence de forces de rappel au sein du groupe qui les auraient amenés à se contenir. L’inflation – lié à la tendance « de tout système à occuper l’ensemble de l’Univers connu » (cf citation précédente) n’est possible que parce que l’environnement proche ne peut jouer son rôle. Cf la spirale dynamique et l’alternance des stades situés sur la gauche avec ceux situés sur la droite).
3 « Devenus » parce qu’ils ne sont pas nés comme cela, ni destinés à le devenir. C’est l’absence de forces de rappel qui rend ce destin possible. Les contrepouvoirs sont indispensables, dans le corps, chaque fois qu’un système agoniste apparait, un système antagoniste se met en place.